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L’Évangile au rythme des hommes
La Parole demeure, les Églises passent
Olivier Abel
Philosophe, professeur à la Faculté de Théologie Protestante de Paris


Que pensez-vous de la subversion des formes traditionnelles du protestantisme par les Églises évangéliques d’obédience pentecôtiste qui progressent partout ?
Ces Églises renvoient aux difficultés résultant d’une précarisation qui touche l’ensemble de la100_0182-copie-1.jpg planète. L’ordre du monde est bouleversé par une profonde mutation des structures et des idéologies économiques, politiques et culturelles. Toutes les institutions en sont affectées, et notamment les grandes Églises trop habituées à s’imaginer inaltérables. Livrés à ces changements, les individus se trouvent d’autant plus déstabilisés qu’ils sont socialement plus fragiles. La religion apparaît alors comme une planche de salut aux personnes et aux catégories sociales les plus malmenées, comme un refuge capable de les sauvegarder. Réduite à sa forme la plus élémentaire, décrochée du passé et véhiculée par les émotions du vécu immédiat, cette offre religieuse répond aux manques qui taraudent les pauvres, leur offrant consolations et solidarité dans un cadre communautaire très structurant. J’ai observé cela au Brésil, au Congo et en Corée, mais la même chose se produit chez nous dans les colonies ethno-religieuses de nos banlieues et dans les milieux défavorisés en général. Je dirai qu’il s’agit d’une religion de naufragés, de rescapés, d’une religion de survie qui mérite d’être respectée à ce titre en dépit de ses carences et de ses fréquentes outrances.

 

Ce courant religieux a-t-il vocation à se substituer aux Églises traditionnelles sans autre forme de procès ?

Ce serait une erreur et une faute de lui accorder le monopole de l’évangile et de
minimiser ce que le protestantisme historique – comme le catholicisme de son côté – peut et
doit encore apporter au christianisme. Déterminées par les urgences qui assaillent leurs
fidèles, ces nouvelles Églises n’ont pas en elles-mêmes les ressources nécessaires pour
assumer leur inscription dans le monde, ni pour atteindre une stabilité propice à une
transmission durable du message évangélique. Fragiles embarcations surchargées de laisséspour- compte, de boat people pourrait-on dire, elles ont besoin d’être aidées pour créer des lieux habitables dans la durée. Que leurs tendances charismatiques se doublent souvent de fondamentalisme met en évidence la précarité contre laquelle elles se battent sans avoir les moyens d’y remédier. Sans racines face aux fluctuations du monde, elles arriment leurs néophytes et born again à des doctrines aussi insubmersibles que des bouées de sauvetage.
Les grandes Églises ont là un rôle fondamental à assurer en manifestant et en partageant ce
qui leur a permis de traverser les siècles. À savoir : la foi en une vérité tissée d’histoire et cependant toujours à chercher, sous la houlette d’institutions qui organisent cette recherche en se référant au chemin déjà parcouru et en autorisant les débats contradictoires que suscitent les situations nouvelles.


Mais où en sont les grandes Églises dans notre monde sécularisé et pluraliste, entre la chrétienté qui a disparu et un avenir émancipé de la religion ?
Je me reporterai ici au penseur protestant Ernst Troeltsch mort en 1923, philosophe, théologien et sociologue allemand proche de Max Weber, qui a longuement analysé l’évolution des religions dans la modernité. Il distingue trois modalités de l’Église : la secte qui sépare, l’organisation traditionnelle qui unit et donne son visage coutumier à la religion, et la forme mystique qui advient par delà les appartenances institutionnalisées. Ces trois modalités peuvent se succéder dans le parcours des sociétés comme dans celui des individus, mais il arrive qu’elles cohabitent plus ou moins dans les flux et reflux de la vie personnelle ou collective – non sans paradoxe parfois. En général, les commencements se caractérisent par un mouvement de rupture, de séparation et de forte revendication identitaire. Vient ensuite le moment de pérenniser l’organisation religieuse en tant qu’institution capable de partager ses valeurs et de les transmettre au monde. Et, pour finir, survient une expérience plus vaste qui est d’ordre mystique et se passe des institutions, débouchant sur l’effacement de toutes les cloisons et séparations. La protestation initiale et le développement ultérieur se dissolvent dans la communion. Il y a des étoiles naissantes, des étoiles au zénith de leur rayonnement, des étoiles qui meurent et se répandent en poussière dans le cosmos, tel est aussi le destin des religions.
Personnellement, j’ai tendance à penser que la religion va mourir en Occident. Mais loin d’être pessimiste et de m’attrister, cette perspective m’inspire de la gratitude et décuple mon espérance. L’effacement des Églises sous leurs formes actuelles peut signifier qu’elles sont arrivées au terme de leur mission, que l’on peut et que l’on doit se réjouir de ce qu’elles ont globalement réussi à apporter au monde, et qu’il est heureux de les voir s’effacer pour  laisser venir au jour de nouvelles formes de vie spirituelle à leur suite. Rien n’est jamais perdu dans l’économie mystérieuse de la création et de l’histoire : même les échecs peuvent constituer de prodigieux ensemencements. Si les vagues des océans pouvaient nous enseigner l’humble simplicité qui préside à leur succession, bien des choses nous paraîtraient moins tragiques.... !


Mais, me direz-vous, qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

Nous connaissons tous des paroisses qui se détruisent en se crispant obstinément sur les formes héritées de la religion, qui étouffent la vie en voulant la conserver sous l’autorité des anciens qui démobilisent les jeunes en usurpant leur place. La subversion évangélique nous invite à délivrer ces paroisses et nos Églises de leurs obsessions de survie, à libérer les consciences et les structures pour les ouvrir à l’Esprit qui n’est jamais à court de propositions novatrices.

 
Si la religion est en train de mourir sous ses formes anciennes, quelles sont les conversions qu’il apparaît souhaitable de mettre en oeuvre dans les Églises pour préparer l’avenir ?
Au risque de paraître paradoxal, je dirai d’abord que le protestantisme devrait commencer par revenir à la radicalité antireligieuse des intuitions fondatrices de la Réforme. Rejetant l’infantilisation qu’affectionne la religion pour se doter de fidèles soumis, les réformateurs du
XVIème siècle ont résolument voulu éduquer le peuple, lui apprendre à lire la Bible en vue de lui donner accès à l’autonomie de la conscience. Alors que notre rapport à la mort hypothèque notre vie et pervertit notre piété sous l’influence persistante de craintes païennes, Jean Calvin ne s’est pas préoccupé de son salut et a demandé que son cadavre soit jeté à la fosse commune, cousu dans un drap dépourvu de toute marque distinctive. À la grâce de Dieu… En pratique, le protestantisme ultérieur a couramment substitué la primauté du péché à la suprématie de la grâce, et ravalé la foi au niveau des oeuvres en cultivant le souci individuel et obsessionnel de la condamnation et du salut. Que de promesses non tenues, que de richesses enfouies sous les sédiments de l’histoire ! Mais il est clair que l’avenir ne se lit pas dans le passé, et qu’il nous faut aujourd’hui répondre à des questions qui ne se sont posées ni à Jésus, ni à François d’Assise, ni aux protagonistes des réformes du XVIème siècle.
J’évoquerai ici la question cruciale de la vérité que l’herméneutique moderne renouvelle avec bonheur. Après que la théologie eut longtemps revendiqué le privilège exclusif d’énoncer le vrai, la compétition survenue entre la science et la religion à l’époque de la Renaissance a eu des conséquences désastreuses qu’il faut surmonter sans délai pour entrevoir la mystérieuse richesse des textes. Là comme ailleurs, la voie de l’évangile est celle du renoncement aux assurances et de l’humble recherche. Quand mes étudiants relèvent les écarts qui séparent et opposent parfois les textes bibliques, quand ils découvrent que la compréhension du monde et la vision de Dieu varient considérablement selon les écrits proclamés normatifs, ils réalisent que la vérité ne se dévoile que par ses facettes, débordant tous les cadres y compris le canon des Écritures. Ainsi leur est-il donné de pouvoir s’émerveiller d’une vérité plus vaste que tous les savoirs - englobant le passé, le présent et anticipant sur l’avenir -, et d’accéder ainsi à un rapport à la vérité ouvrant sur l’espérance. Cet horizon est aux antipodes des fondamentalismes qui, toujours et partout, guettent la religion et tentent les Églises. Il nous faut reconnaître notre condition plurielle et en admettre jusqu’au bout les conséquences – la dérangeante et féconde altérité.
Autre dimension majeure de la religion, les rites soulèvent des problèmes plus difficiles à résoudre que ceux, d’abord théoriques, concernant la vérité. Ils constituent des morceaux de langage qui relèvent de l’enfance enfouie au plus profond de chacun – habitudes fortement empreintes d’affectivité, souvenirs aussi insaisissables que prégnants qui rappellent des ambiances, des gestuelles, des musiques, des odeurs, etc. L’individu qui se prétend entièrement émancipé à cet égard dénie et refoule une part essentielle de lui-même.
Inversement, celui qui se complaît dans les souvenirs de son enfance au point de s’y  engluer se condamne à ne jamais pouvoir accéder à sa liberté.

 

Mais pourquoi ne serait-il pas possible d’inventer des voies respectant les exigences modernes de l’adulte responsable sans pour autant négliger la part d’enfance et ignorer ce qui a marqué ses origines ?

La complexité de ces questions invite à la modestie et au pragmatisme : ne compte finalement que ce qui permet à chacun de vivre sa foi en esprit et en vérité sans omettre de la partager. Ce constat me porte à préconiser un espacement des cultes classiques au profit d’autres formes de rencontres à inventer, et la reconnaissance officielle de la double appartenance confessionnelle des fidèles protestants et catholiques de manière à favoriser le dépassement des clivages actuels.

 
N’est-ce pas en essayant de changer le monde au nom de l’évangile que les chrétiens changeront leurs Églises et feront advenir le christianisme de demain ?
Oui, c’est notre rapport au monde que nous devons convertir en priorité. Et là s’impose d’emblée un constat radical et universel : nous ne sommes que des humains et non des dieux, vivant au sein d’un monde fragile au rythme d’une histoire qui emporte tout pour sans cesse créer du neuf dans le sillage de l’ancien. Il nous faut accepter notre vulnérabilité et celle de la nature, reconnaître le caractère fugace de nos existences et de nos institutions. Mais le constat que toute vie est éphémère la rend particulièrement précieuse et interpelle notre responsabilité : nous devons nous protéger les uns les autres, protéger notre patrimoine commun et respecter les règles qui nous permettent de vivre ensemble. Face à la marchandisation qui détruit la nature et exacerbe la violence entre les hommes, il faut d’urgence transformer nos modes de consommation. Ce n’est pas seulement pour des raisons économiques que nous devons changer nos habitudes alimentaires ou nos comportements en matière de déplacement, c’est pour devenir plus humains et pour humaniser toute la création et sauvegarder la vie.
En dénonçant les faux-dieux et l’idolâtrie, l’évangile prescrit trois grandes ruptures qui sont
susceptibles de désaliéner l’homme contemporain : rompre avec les rêves du pouvoir, avec la compulsion à la propriété, et avec ce que j’appelle la complaisance culturelle. Quand Jésus affirme « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », il reconnaît au champ politique une autonomie légitime, mais surtout il brise toutes les visions théocratiques.
Aucun pouvoir humain ne peut s’identifier au pouvoir divin, aucune instance politique ne peut se substituer à Dieu pour exercer la violence en son nom et se faire adorer. Mais le nouveau veau d’or qui asservit aujourd’hui l’humanité est érigé par la religion du marché. Contre lui, il ne suffit pas de se déclarer anticapitaliste, il faut se battre pour placer effectivement l’homme au centre des préoccupations sociales et politiques, et en payer le prix. « Plus un sdf à la rue ! » : pourquoi différer, en invoquant son coût, un engagement aussi impératif qui pourrait être d’une portée exemplaire et impulser d’autres initiatives ? En troisième lieu, je dirai qu’il faut rompre avec le conformisme mortifère qui étouffe notre société. Avec les artistes et les poètes qui percent dans les murs de la bienséance des brèches ouvrant sur l’inédit et l’avenir, il faut retrouver la parole et la rendre aux gens, oser le scandale en se risquant sur des chemins inédits. Comme l’écrivait Emerson : « Je fuis père et mère, femme et frère lorsque mon génie m’appelle. J’écrirais volontiers sur les linteaux de la porte d’entrée: "Caprice". J’espère du moins que c’est quelque chose de mieux qu’un caprice, mais nous ne pouvons pas passer la journée en explications ».
Au fond, et sans du tout nier le tragique de la vie, l’immense souffrance des hommes et la cruauté de leurs échecs, je crois qu’il est sain de percevoir le monde comme un théâtre où le
comique de nos prétentions et quiproquos nous invite à l’humilité. Que savons-nous et que pouvons-nous savoir de l’absolu et de l’éternel ? Que pouvons-nous imposer à autrui au nom de Dieu ? Nous passons notre temps à parler de choses dont nous ignorons l’essentiel, à usurper des pouvoirs qui ne nous appartiennent pas, à nous contredire dans notre propre
existence et entre nous. Est-ce à dire que tout doit être relativisé ? Assurément non, et c’est
même le contraire que nous enseigne cette évocation. C’est parce que nous avons vocation à cheminer dans la vérité qu’il nous faut la respecter absolument et renoncer à la travestir dans des formes chosifiées pour en user à nos propres fins. C’est parce que les institutions
constituent l’indispensable cadre de notre existence personnelle et collective qu’il nous faut
en prendre soin sans nier leur fragilité et leur nature passagère, ni en faire des instruments de domination. La parole a pris dans des formes de vie différentes parmi les humains : il y a un temps pour protester, résister, se mettre en dissidence parfois, aménager des camps de toiles dans la nuit ; il y a un temps pour construire des espaces qui soient des théâtres accueillants pour nos communautés, aptes à donner un cadre à la suite des réinterprétations de l’évangile ; et enfin, il y a un temps pour s’effacer afin que le monde puisse continuer à renaître.
Propos recueillis par Jean-Marie Kohler
(1) Cette interview conclut un dossier intitulé « La subversion évangélique ».
Pour découvrir la Fédération du Parvis, visitez le site : www.reseaux-parvis.fr
Pour vous abonner à la revue (20 euros par an), contactez : temps.present @wanadoo.fr

Tag(s) : #Eglise
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